Identité et violence

Publié le par Alexandre Bertin

Identité et violence
Amartya K. Sen
2006, Odile Jacob,  271p.


Identité et violence est l'ouvrage qui,  à mon sens, clôt  le triptique consacré par Amartya Sen à la théorie du Choc des civilisations de Samuel Huntington. Ce triptique, initié par le très court recueil de deux textes , La démocratie des autres, et poursuivi par L'inde, Histoire, Cultures et identités remet en cause l'idée même de l'existence d'une opposition entre l'Occident des Lumières et un Orient, terreau des plus profondes réactions à la domination occidentale depuis plus de deux millénaires.


Identité et violence  comporte  neuf chapitres, tous plus ou moins égaux en taille mais loin d'être homogènes en qualité. L a grande force de Sen est de construire son raisonnelement à partir d'anecdotes plus ou moins vécues, ce qui donne au livre et à l'oeuvre une accessibilité de prime abord. Sa grande faiblesse est d'user le stratagème jusqu'à plus soif, parfois. Les redondances dans le propos, l'usage abondant d'un  même type d'exemple,  peut dérouter le lecteur notamment lors des trois premiers chapitres.

Le  propos de l'auteur connait une progression linéaire, partant de la notion d'identité(s) individuelle(s) à une critique sévère de l'altermondialisme en passant par la remise en cause du prétendu choc des civilisations. Comme à son habitude, la liberté individuelle permet l'articulation entre les différents niveaux d'analyse : de l'individu à la société, puis de la société (ou communauté) à la société des hommes dans son ensemble.  On part donc de l'individu isolé à l'individu dans la mondialisation.

Le premier argument de Sen concerne l'usage de l'identité dans le discours communautariste. La grande force du discours communautariste, qu'il soit théorique (Sen fait alors référence à Michael Walzer et ses sphères de justice) ou politique, est d'isoler chez l'individu une seule identité. (l'appartenance religieuse étant l'identité qui revient le plus régulièrement dans les écrits communautaristes) Pour les théoriciens, l'individu appartient à une commmunauté  dans laquelle il partage un seul point commun avec ses alter-égo : son identité. Un individu se reconnait dans une communauté car il adhère à la vision identitaire de cette communauté, il tisse alors des liens puissants avec les personnes qui partagent cette même identité. L'échos à cette théorie se retrouve dans les discours communautaristes des grands leaders religieux. Dans ce cas, la puissance du propos repose dans la capacité à gommer l'ensemble des caractéristiques propres à l'individu et à l'enfermer dans une sphère identitaire unique qui le caractérise lui et ses congénères.  Or, pour Sen, l'erreur flagrante des théoriciens, dans laquelle se sont engoufrés les  grands chefs religieux, consiste à avoir imposé aux individus l'appartenance à une seule identité : un individu aurait une et une seule identité, qui le définirait, qui lui permettrait d'agir rationnellement dans la vie, d'opter pour un seul type de choix : celui dicté par la communauté. Mais cette vision bien trop étroite de l'individu ignore que nous sommes tous constitués d'une multitude d'identités. C'est là le premier argument de Sen.
Ainsi, nous ne  pouvons être qu'homosexuel, nous sommes aussi  végétarien, militant pour l'avortement, chasseur, joueur de golf, adhérent à une association de défense des journalistes, avocat... bref, notre être est composé d'un ensemble d'identités que nous classons en fonction du contexte dans lequel nous évoluons à un moment donné. Lorsque nous exerçons le métier d'avocat, le fait d'être végétarien ou homosexuel  sommeille en nous, tout en nous influençant dans les diverses décisions que nous prenons. Nous arbitrons donc entre nos multiples identités en fonction de l'objectif que l'on s'assigne et du contexte situationnel.

Le deuxième argument de Sen concerne directement le choc des civilisations. Pour lui, les 'pro' et 'anti' choc des civilisations commettent la même erreur. Les pro soutiennent l'idée selon laquelle il y aurait bien, depuis la chute du mur de Berlin et l'effondrement du bloc communiste, une opposition entre deux civilisations : une éclairée, l'Occident et une autre, belliqueuse, représentée par les musulmans. Les 'anti' leur rétorquant qu'il est parfaitement faux d'affirmer que le monde musulman est empreint de violence. L'erreur, sleon Sen, consiste à se positionner de part et d'autre de la ligne de démarcation du 'choc'. Or, il serait plus intéressant de revenir sur la deuxième partie de l'expression : à savoir le terme 'civilisations'. Les 'anti', en se positionnant de la sorte, confirment la dichotomie proposée par Huntington entre les deux mondes et en 'essayant' de convaincre les 'pro' et le public du caractère non belliqueux des musulmans font preuve d'angélisme malvenu. Pour Sen, cette catégorisation civilisationnelle est fausse et, reprise par les tenants d'un islamisme radical, attise la haine de l'Occident pour l'Orient et celle de l'Orient pour l'Occident.
Toujours selon Sen, il est faux de caractériser l'Orient par une identité commune : l'islam. Et il est encore plus faux d'identifier tous les musulmans à partir d'une identité commune : la violence. Selon lui, et nous ne pouvons qu'approuver, il existe de part le monde des centaines de milliers de musulmans progressistes et non violents qui récusent les thèses des chefs islamiquess. Il existe, ajoute-t-il, des musulmans qui comme les occidentaux, peuvent être végétarien, avocat, militant pro-avortement, joueur de golf, etc. Ces différentes identités n'étant pas réservées à l'occidental éclairé.
Sen revient ensuite sur les haines qu'entretiennent l'Occident et l'Orient l'un envers l'autre. En montrant que l'Occident n'est pas le seul berceau des grandes avancées démocratiques, scientifiques et littéraires, il défend l'idée selon laquelle Orient et Occident se sont nourris l'un l'autre, éclairant de leurs lumières, successivement, l'autre.

Le troisième et dernier argument du livre concerne la défense de la mondialisation. Sur ce point, Sen se révèle beaucoup plus faible que sur les deux précédents. Ici, toujours dans l'analogie de l'identité, il montre qu'à l'instar de la théoriedu choc civilisationnel, l'opposition des 'anti' et des 'alter' mondialisation repose sur une erreur fondamentale. Pour Sen, le combat contre le principe et le processus de mondialisation est vain dans la mesure où la mondialisation n'est ni un phénomène nouveau (les mathématiques et les textes des grecs anciens sont le résultats de la mondialisation) ni un phénomène occidental (les mathématiques, proposées par les indiens ont transitées par le monde arabe avant d'atteindre les côtes européennes). Comme il l'indique page 168, il " entend montrer qu'il est faux de voir dans les inégalités et la misère les conséquences de la mondialisation lorsqu'il s'agit en fait de l'échec de dispositions économiques, politiques et sociales qui sont entièrement contingentes et ne sont pas les compagnongs obligés du rapprochement mondial" tout en ajoutant qu'il reconnait aux partisans altermondialistes la contribution positive à la prise de conscience collective des difficultés du monde actuel.

Les deux derniers chapitres sont plus particulièrement consacrés à la liberté. Le chapitre 8, intitulé multiculturalisme et liberté revient sur les échecs du modèle d'intégration anglais et sur la volonté d'instaurer un multiculturalisme qui n'a eu de conséquences que de monter en épingles des conflits inter-communautaires comme l'ont montré les attentats de 2005. Le dernier chapitre, la liberté de penser, quant à lui est consacré à l'importance de la liberté individuelle d'autonomie et de responsabilité dans la quête des ses identités et dans la lutte contre l'obscurantisme communautaire.

Pour conclure, je dirais que la lecture de ce livre est plaisante car facile d'accès contrairement à certains ouvrages de Sen, réservés aux initiés. L'usage répétitif des exemples peut parfois dérouter le lecteur.
Je ferais, néanmoins, une critique plus profonde: l'absence d'une vision socialisante de la société sur l'individu. On ne comprend pas très bien comment les identités se forment, s'il est possible pour un individu de renoncer à certaines de ses identités. De même, on peut s'interroger sur le rapport qu'entretient l'ultra-libéralisme avec le communautarisme, chose que Sen n'aborde pas. Il me semble, en effet, que pour que le communautarisme survive il lui faut un système politique accomodant : l'ultra libéralisme, en acceptant l'existence d'une multitude de communautés qui ne seraient plus liées les unes aux autres par le bien commun et un quelconque critère de justice, en serait le terreau idéal. Ici aussi Sen laisse au lecteur le soin de se forger sa propre opinion. Mais ne nous a-t-il pas enseigné que l'autonomie s'acquière aussi par la pensée et la réflexion ?

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D
Bonjour Alexandre,<br /> De manière générale, c’est une très bonne idée de proposer des notes de lecture et en particulier sur ce livre d’Amartya SEN. On sort de l’économie stricto sensu.<br /> Effectivement, SEN place, encore une fois, la liberté au centre de son analyse. Au centre ne veut pas dire pour autant à l’exclusion de tout le reste, chez SEN. <br /> Pas de caricature donc. Il accorde également une place centrale à la notion d’égalité dans le cadre de son approche par les capabilités et de son analyse de la démocratie. Qu’on se le dise ! <br /> J’invite tous les lecteurs de cette note à se rendre sur le site d’Alexandre BERTIN, auteur de ce blog, pour mieux comprendre la richesse des travaux d’Amartya SEN.<br /> Sur « Identité et violence », effectivement SEN rejette et à juste titre l’approche communautariste de l’identité quand celle-ci conduit à l’imposition d’une identité unique à l’individu.<br /> C’est un double problème car d’une part, nous avons une multitude d’identités dont la hiérarchie change en fonction des circonstances sociales et d’autre part, nous devons avoir le choix de l’identité que nous privilégions.<br /> Je crois, en fait, que dans le cadre de l’approche par les capabilités, la liberté de choix doit être réelle et non seulement virtuelle. Or, il me semble que dans cet ouvrage SEN insiste peu ou pas assez sur cette réelle liberté, nécessaire à un choix identitaire privilégié dans des circonstances sociales données.<br /> Cette faiblesse provient peut-être d’un manque de prise en compte par SEN des analyses sociologiques de l’identité et des contraintes sociales, qu’il énumère en les critiquant mais sans les présenter sérieusement. C’est pas bien Amartya !<br /> Cette faiblesse des références sociologiques est pour moi une faiblesse majeure de l’ouvrage. Il en découle qu’il nous parle de culture, de civilisation et donc d’identité mais sans vraiment s’appuyer sur des travaux nombreux en sociologie et en anthropologie sur ces questions. A creuser donc...<br /> Sinon, je partage son approche consistant à rejeter la thèse du choc inéluctable des civilisations. C’est non seulement simplificateur, et il le montre assez bien, mais c’est aussi très dangereux…<br /> Bref, ce n’est qu’une réaction rapide qui va nécessiter des approfondissements ultérieurs. J’espère que nous y reviendrons.<br /> A bientôt,<br /> David Mourey
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A
Bonsoir David,merci pour ce long commentaire très instructif. Comme tu sembles l'indiquer, Sen relie deux notions qui lui sont chères : le meta-classement et la pluralité des identités.Le concept de méto-préférences renvoit au fait que les individus n'expriment pas qu'une seule sorte de préférences mais qu'ils les classent les unes par rapports aux autres et que ce classement peut prendre différentes formes en fonction du contexte dans lequel évolue l'individu. Il utilise donc ce concept pour la hiérarchisation des indentités individuelles : le classement des identités suit un règle de méta-classement dont la hiérarchie évolue en fonction du contexte.